AUTOUR DE YAABA – QUI A TUé LE CAPITAINE SANKARA ?
Sankara accueille le président François Mitterrand en novembre 1986 à Ouagadougou. ©
12.02.2016
Histoire vivante – Burkina Faso • Simple coup d’Etat militaire ou vaste complot international ? Ce qui est sûr, c’est que le jeune capitaine anti-impérialiste dérangeait. Etat des lieux de l’enquête judiciaire avec son biographe Bruno Jaffré.
Propos recueillis par Pascal Fleury
Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara, président du Burkina Faso, était tué lors d’un coup d’Etat fomenté par son frère d’armes Blaise Compaoré. Près de trente ans plus tard, alors que le putschiste a lui-même été destitué en 2014, l’enquête sur cet assassinat peut enfin avancer. Les explications de Bruno Jaffré, biographe de Sankara et spécialiste de ce petit Etat d’Afrique de l’Ouest.
En l’état, quelle est l’hypothèse la plus vraisemblable concernant les commanditaires de l’assassinat de Sankara et leurs motivations?
Bruno Jaffré: Pour comprendre ce crime, il faut s’intéresser tant au contexte national qu’international de l’époque. Il n’y a pas de doute que Sankara dérangeait dans son pays. Une fronde s’est levée pour l’éliminer. Avec le recul, il apparaît que le problème n’était pas vraiment son orientation politique. Les auteurs du coup d’Etat ne voulaient en fait qu’occuper des postes de direction pour se servir, pour s’enrichir. Même si, lors de leur prise de pouvoir, leur meneur Blaise Compaoré a affirmé vouloir poursuivre la révolution en la « rectifiant ». Il y a 4 ou 5 ans, on a retrouvé un document interne dans lequel Sankara note que ses contradicteurs n’avancent aucun argument politique pour le contrer. Ces forces politiques critiques vis-à-vis de Sankara ont d’ailleurs pour la plupart suivi Blaise Compaoré dans son tournant libéral. D’autres membres de l’extrême gauche, qui refusaient cette transition, ont été assassinés durant les années qui ont suivi.
Cette fronde militaire menée par Blaise Compaoré avait un soutien international?
Oui, et c’est l’hypothèse libérienne qui est la plus vraisemblable, comme l’a montré en 2009 le journaliste Silvestro Montanaro dans un documentaire de la RAI, et bien auparavant déjà le chercheur hollandais Stephen Ellis. En s’appuyant sur les témoignages concordants de plusieurs compagnons de lutte de Charles Taylor, alors leader du Front national patriotique du Liberia (NPFL), ils ont montré que l’assassinat de Sankara était en fait le résultat d’une alliance très hétéroclite. Elle impliquait le frère d’armes burkinabé de Sankara, Blaise Compaoré, des Libériens du NPFL, mais aussi, de près ou de loin, le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, le chef d’Etat libyen Mouammar Kadhafi et peut-être même les services secrets français et américains. Charles Taylor a nié avoir été au Burkina Faso. Mais sur place, on savait où il séjournait, comme me l’a confirmé le ministre de l’Intérieur de l’époque.
Pourquoi pareil complot international contre le jeune président d’un si petit Etat?
Au départ, il semble que les Libériens aient demandé à Thomas Sankara de les aider à faire la révolution au Liberia. Il aurait refusé. Ils se seraient alors adressés à Blaise Compaoré, qui aurait accepté, moyennant une aide pour se débarrasser de Sankara. Deux ans plus tard, les rebelles libériens, formés en partie en Libye et en partie au Burkina Faso, sont partis à l’assaut du pouvoir au Liberia, déclenchant la guerre civile en 1989. Cette hypothèse semble concorder avec les résultats des travaux de la Commission vérité et réconciliation créée en 2006 au Liberia. En salle d’audition, l’ancien chef de guerre Prince Johnson a révélé avoir été sollicité, avec Charles Taylor, pour participer à l’élimination de Thomas Sankara. On notera d’autre part que les entreprises françaises ont été les premières à pouvoir se présenter au Liberia lorsque Taylor est devenu président de la République en 1997.
Comment expliquez-vous que Blaise Compaoré, «meilleur ami» de Sankara, ait pris part à ce coup d’Etat?
Blaise Compaoré avait épousé en 1985 une jeune métisse franco-ivoirienne, Chantal Terrasson de Fougères, issue d’une famille bourgeoise proche d’Houphouët-Boigny. Refusant de vivre dans la simplicité préconisée par Sankara – qui roulait lui-même en Renault 5 -, elle va peu à peu influer sur les opinions de son mari. Le président ivoirien ne manquera pas non plus de le détourner de ses aspirations révolutionnaires. Car pour lui, comme pour les pays voisins, la politique de Sankara était dérangeante. L’anti-impérialiste luttait contre la corruption, faisait juger des fonctionnaires proches d’Houphouët-Boigny pour corruption, refusait tout pot-de-vin ou cadeau du «Vieux», si ce n’est en faveur du budget de l’Etat. Il dénonçait entre autres l’exploitation des 3 millions de travailleurs burkinabés émigrés en Côte d’Ivoire, cherchant ainsi à leur redonner leur fierté. Blaise Compaoré a vraisemblablement aussi subi l’influence des Français, grands amis de la Côte d’Ivoire. Le ministre Charles Pasqua lui a même présenté le premier ministre Jacques Chirac, ainsi que tout l’état-major de la droite française.
Concrètement, sur le terrain, sait-on qui a commis l’assassinat, le 15 octobre 1987 à Ouagadougou?
On sait que ce sont des soldats burkinabés. Une enquête est en cours au Burkina Faso depuis l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014 qui a conduit à la fuite de Blaise Compaoré. Elle a été confiée à un juge militaire qui a interrogé énormément de monde et a inculpé non seulement l’ex-président, mais aussi le général Gilbert Diendéré, qui était le chef du commando et homme de main de Compaoré. D’autres noms sont connus depuis plusieurs années. La question qui reste ouverte, c’est le rôle précis des Libériens sur place. Le seul témoin qui s’est exprimé publiquement ne les cite pas. Selon le chercheur Stephen Ellis, qui est le meilleur connaisseur de l’affaire, ils auraient eu pour mission de sécuriser le site, ce qui est tout à fait plausible. On en saura bientôt davantage grâce à l’enquête du juge. Au total, 9 personnes ont déjà été inculpées, selon un rapport d’octobre dernier du juge d’instruction.
Après l’assassinat de Sankara, un médecin militaire a déclaré qu’il était décédé « de mort naturelle ». Quels sont les résultats de l’exhumation des corps des victimes faite en mai dernier?
Douze personnes ont été tuées lors de l’attaque de la Présidence par le commando. Elles étaient enterrées dans une fosse commune. L’autopsie et l’expertise balistique ont confirmé que ces personnes ont été tuées par des kalachnikovs, des G3 ou encore des pistolets relevant de l’armée burkinabée. Une balle retrouvée sous les aisselles de Sankara, identifié par ses habits, confirmerait le témoignage selon lequel il serait sorti les mains en l’air du bâtiment en disant « C’est à moi qu’ils en veulent! » En revanche, le laboratoire français mandaté n’a pu identifier aucun corps par son ADN, ce qui me laisse songeur… Une contre-expertise a été acceptée, mais son financement par l’Etat burkinabé ou la famille n’est pas réglé. Cette seconde expertise pourrait être menée en Suisse ou en Espagne.
« Biographie de Thomas Sankara. La patrie ou la mort», Bruno Jaffré, Editions L’Harmattan, 2007. « Thomas Sankara – Recueil de textes introduit par Bruno Jaffré », Editions CETIM, 2014.